Henri Crawford serait-t-il Régnier ?
Feu Henri Crawford serait Régnier ! Régnier ?
Autour de M. le bâtonnier Danet, on faisait cercle. On commentait la Grande Révélation de Thérèse. Feu Crawford serait Régnier ! Régnier ? Quel est ce Régnier dont elle n'avait dit que le nom, « sans garantie », en ajoutant qu'elle le tenait d’Henri Crawford et que celui-ci peut-être l'avait trompée ? Me Danet, qui a suivi tout le procès Bazaine, renseignait ses confrères avec sa complaisance habituelle. Régnier avait été le mystérieux intermédiaire entre Bismarck et le maréchal. Etait- il Américain ? Point du tout. I1 était né à Paris. Et il était mort à Ramsgate, en 1886, laissant six enfants ! Comment le Crawford de Thérèse, décédé le 6 septembre 1877 à Nice, Sans laisser d'autres héritiers du sang que ses deux neveux, pouvait-il être le même que celui qui avait fini ses jours en Angleterre, neuf ans plus tard ? C'était là, disait-on, le vrai mystère du procès, un mystère qu'on né percerait pas.
On se posait d'autres questions Comment Mme Humbert avait-elle songé à jeter dans son récit ce nom perdu dans un coin obscur de l’histoire ? On en fournissait deux explications. Voici la première : – Aux Viyes-Eaux habite avec son mari une fille de ce personnage énigmatique, si inopinément tiré de l'oubli. Peut-être avait-elle parlé de son père à la châtelaine du voisinage 1
D'autre part, au nombre de ses créanciers Mme Humbert elle l'a dit hier encore comptait un M. Régnier, ancien ministre plénipotentiaire en retraite. Elle lui devait la somme de 800,000 francs et le remerciait en l'accusant d'être le fils ou le frère du Régnier de la trahison.
EDMOND REGNIER
Ramsgate, 5 novembre.
- Celui que l'on appelait le mystérieux négociateur de Metz, l'envoyé d'Hastings, l’éspion prussien, vient de mourir en Angleterre, à Ramsgate, où il s'était retiré après les événements qui lui avaient fait prendre la route de l'exil.
Depuis longtemps il passait pour mort. Le seul parent qu'il eût en France ne savait même pas s'il était encore vivant. Les journaux l'avaient tué tous ensemble dès 1878, en annonçant qu'il laissait de très curieux mémoires.
Il devait figurer dans notre série des Disparus, et la notice qui le concernait, écrite depuis un mois, attendait son tour de publication dans le journal. Nous avions eu beaucoup de peine à le découvrir, Car il avait enfoui sa vie dans l'ombre, - et il ne nous déplaisait pas de pouvoir renseigner sur lui les hautes administrations qui eussent dû être informées et qui, toutes, ignoraient étonnamment ce qu'était devenu ce personnage.
Au moment où notre article allait paraître, nous avons reçu la nouvelle de sa mort toute récente.
Et nous croyons intéressant de rappeler le souvenir de cet homme étrange, mêlé on ne sait pourquoi ni comment à la sanglante épopée de Metz et qui, pour avoir échappé à la condamnation à mort prononcée contre lui, n'en a pas moins payé de sa fortune et de sa liberté son inexplicable intervention.
Que fut-il réellement, cet énigmatique personnage ? A quel mobile a-t-il obéi en entreprenant sa campagne auprès des belligérants ? Quel intérêt poussait cet inconnu sans notoriété à se tailler un rôle dans le drame le plus terrible de l'histoire contemporaine ?
Fut-il un ambitieux, sans scrupules sur les moyens de parvenir à une haute situation et à des honneurs inespérés ? Fut-il mû par l'avidité du luxe et trahit-il son pays pour les trente deniers de Judas ? Sa ruine répond à cette question. Fut-il un illuminé et crut-il, comme Jeanne d'Arc, entendre des voix ?
Les débats du procès Bazaine, les relations diverses de son aventure, les témoignages contradictoires de gens dont la sincérité est à l'abri de tout soupçon, Il en n'a définitivement élucidé la question, et le point d'interrogation reste tout entier.
Peut-être au fond de ce roman vraiment étonnant, dont toutes les péripéties empruntent un intérêt poignant au cadre grandiose de l'action, ne trouverait-on comme protagoniste qu'un monomane convaincu, sincère autant qu'importun et compromettant : la mouche du coche, enfin.
On se rappelle cette histoire.
Le 23 septembre 1870, un parlementaire prussien amenait aux avant-postes français de Moulins-Les-Metz, par la route d'Ars-sur-Moselle, un homme qui se disait envoyé diplomatique près du maréchal Bazaine. Cet homme refusait de dire son nom. En guise de drapeau parlementaire, il avait fixé une chemise au bout de son parapluie.
Le général de Cissey, au quartier général duquel il fut amené, chargea un de ses aides de camp, M. le capitaine Garcin, de le conduire, les yeux bandés, au maréchal Bazaine dont le grand quartier général était au Ban-Saint-Martin.
- Je vous prie d'annoncer un messager d'Hastings ! dit l'inconnu, et il fut présenté sous ce titre, qui n'apprenait rien aux officiers d'état-major, ceux-ci ignorant que l'Impératrice se fût réfugiée à Hastings.
Le maréchal Bazaine s'entretint longuement avec cet homme dans une pièce isolée. Le capitaine Garcin avait reçu l'ordre d'attendre la fin de l'entre- tien pour le reconduire lui-même aux avant-postes.
A la nuit tombante, le capitaine repartit avec le prétendu agent diplomatique dans le même phaéton découvert qui les avait amenés. La fraîcheur de la nuit étant venue, le malheureux diplomate grelottait, car il s'était engagé dans ce voyage en costume léger, sans couverture ni pardessus. En passant à Longueville, M. Garcin lui fit donner une couverture.
Arrivés aux avant-postes prussiens, que l'envoyé se flattait de pouvoir franchir facilement, la nuit comme le jour, ils furent bel et bien reçus à coups de 'fusil, malgré les sonneries du trompette que le capitaine avait pris avec lui. Il fallut donc attendre le petit jour pour avoir l'accès des lignes ennemies.
On enferma le diplomate dans une chambre de Moulins-Les-Metz, où toute communication avec lui fut sévèrement interdite, et, dès l'aube, on le fit passer dans les lignes allemandes.
Le lendemain, il revint conférer de nouveau avec le maréchal qui, cette fois, avait envoyé un officier de son état-major pour le recevoir aux avant-postes.
Cet inconnu était Régnier.
L'espace nous manque pour retracer les phases, pourtant fort intéressantes, de cette pseudo-mission. Nous rappellerons seulement que, le jour où les Allemands arrivèrent en Seine-et-Marne, Régnier, qui y possédait une belle propriété, - riche d'ailleurs, et retirant d'assez importants revenus d'affaires dont le siège était à Londres, - quitta la France et passa en
Angleterre. L'Impératrice, fuyant la révolution, s'y était déjà réfugier. Elle habitait Hastings. Régnier conçut immédiatement le projet de servir d'intermédiaire entre la souveraine déchue et M. de Bismarck, pour traiter de la paix, Repoussé dès les premières démarches, il revint à la charge avec une ténacité telle, qu'il finit par communiquer avec l'entourage, les officiers de service, le précepteur du Prince Impérial, et obtint non des pouvoirs, mais tout au moins une sorte de document, évidemment bien chimérique, mais qui suffit à son audace pour lui servir d'introducteur auprès du chancelier.
On sait que cette espèce de passeport consistait en une vue photographique d'Hastings sur laquelle le Prince Impérial avait écrit : « Mon cher papa, je vous envoie les vues d'Hastings ; j'espère qu'elles vous plairont. »
Il faut avouer que, comme pouvoirs d'ambassadeur, c'était peu sérieux et qu'il fallait de la témérité pour s'en autoriser auprès d'autorités militaires aussi méfiantes, aussi sévères gardiennes du secret de leurs opérations et aussi en garde contre l'espionnage, que les chefs de l'armée allemande.
Et pourtant, ce fut grâce à cela qu'il obtint du comte de Bismarck un laissez- passer écrit de sa main même et contre-signé par le quartier-maître-général.
Les négociations avec le grand chancelier et le commandant en chef de l'armée de Metz aboutirent à l'envoi du général Bourbaki auprès de l'Impératrice qui, d'après le dire de Régnier, désirait lui confier la mission de traiter de la paix.
Il faut lire, dans le procès Bazaine, l'émouvante déposition du brave Bourbaki, si déplorablement séparé de la troupe d'élite qu'il avait l'habitude de conduire au combat, trompé, berné, arrivant à Hastings, où il n'était ni demandé ni attendu, et, malgré les promesses les plus solennelles, ne pouvant plus rentrer dans Metz et reprendre son commandement.
« On était alors à Chislehurst, déposa le commandant Lamy sur cet épisode. Le 27, je crois, j'entendis le bruit d'une voiture de laquelle descendit le général Bourbaki. Je me précipite vers lui et lui dis. - Qu'y a-t-il, général ? Metz s'est donc rendu ? Le général devint pâle et répondit : - Vous ne m'attendiez donc pas ? - Non ! - Ah ! On m'a trompé ! L'Impératrice reçut aussitôt le général et lui confirma qu'elle ne l'avait pas fait appeler.»
Après avoir écouté avec la plus profonde douleur le récit des souffrances, des luttes héroïques et de la situation désespérée de l'infortunée armée de Metz, elle répondit aux propositions qui lui étaient faites qu'elle croirait entraver la défense nationale en traitant avec qui que ce fût : que, par conséquent, elle refusait de traiter.
Le drame s'accomplit, Metz capitula.
Vint le procès.
Les débats commencèrent le 6 octobre 1873. Régnier avait reçu une citation à comparaître comme témoin. Il se rendit à la citation et fit une déposition d'un intérêt capital qui servit de base au rapport du général Séré de Rivières.
Mais, le jour de l'interrogatoire, il fit défaut.
Voici ce qui s'était passé :
La veille, sa fille aînée était venue de Beaulieu à Versailles trouver le général Pourcet, commissaire du gouvernement auprès du premier conseil de guerre, et lui avait remis une lettre de son père dans laquelle il demandait au général s'il pouvait lui donner sa parole de soldat qu'il ne courait aucun risque d'être arrêté en se présentant à l'audience.
- Je ne puis rien promettre, répondit le général Pourcet.
Le jour même, Régnier, en costume de chasse, fusil sur l'épaule, son chien en laisse, sortait de chez lui, ayant l'air d'aller à l'affût. Seulement, il ne rentra pas.
Le lendemain, les gendarmes arrivèrent avec un mandat d'amener. Mais il était trop tard : il était déjà en Suisse.
Revenons au procès.
Régnier absent, on lut sa déposition après avoir requis contre lui, témoin défaillant sans excuse légitime, l'application de la loi, et il fut, de ce chef, condamné à 100 francs d'amende. En même temps, le général Pourcet donnait lecture de nouvelles conclusions tendant à provoquer des poursuites contre ledit Régnier.
Plus tard, il fut traduit devant le 2° conseil de guerre, séant à Paris. Il était accusé :
1° D'avoir, en 1870, entretenu dos intelligences avec l'ennemi dans le but de favoriser ses entreprises ;
2° D'avoir commis le crime d'espionnage en s'introduisant dans une place de guerre pour s'y procurer des documents et renseignements dans l'intérêt de l'ennemi ;
3° Enfin, d'avoir entretenu des intelligences avec les ennemis de l'Etat, à l'effet de leur livrer les places, forteresses, magasins et arsenaux de la ville de. Metz, crimes punis par les articles, etc., etc.
Déclaré coupable sur les trois chefs le 12 septembre 1874, le conseil de guerre le condamna par contumace à la peine de mort.
Mais il était en sûreté à Londres.
La nouvelle de sa mort étant parvenue ces jours derniers, nous nous sommes mis à la recherche de renseignements sûrs, car ce n'était pas la première fois que la voix publique l'enterrait.
Nous savions que, tous les trois mois depuis dix ans, une traite était présentée à une compagnie de wagonnage, locataire d'un terrain situé sur le quai de Grenelle et appartenant à Régnier : que cette traite était tirée de Ramsgate et signée Régnier.
Nous sommes donc partis pour Ramsgate.
- Régnier ? Nous y fut-il dit ; Régnier, un Français, un blanchisseur ? Allez sur la hauteur, là, à Saint-Lawrence, vous verrez la blanchisserie.
Nous ne savions pas qu'il fût à la tête d'une blanchisserie. N'importe l Nous gravissons la montée de Saint-Lawrence, sur le plateau qui domine Ramsgate, et d'où l'on a une vue merveilleuse sur la mer, et nous arrivons à un établissement qui nous est désigné.
Une jeune fille en grand deuil, d'une admirable beauté, vient nous ouvrir. Derrière elle s'avance une femme jeune encore, trente-six ans peut-être, petite, nerveuse, l'œil vif, intelligent, qui nous introduit dans un salon plus que modeste.
C'est Mme Régnier, c'est la veuve, et la mère de la jeune fille qui est née en France, dans la propriété de Beaulieu. Elle m'apprend que son mari est mort, dans de cruelles souffrances, d'une maladie des reins, et que son existence, depuis longtemps condamnée, n’avait été prolongée que par un traitement magnétique. A part son notaire et deux amis, personne ne sait encore la nouvelle.
Régnier n'avait plus de relations. De sa grande fortune d'avant la guerre, il ne possédait plus rien. L'exil l'a ruiné- Les quelques intérêts qu'il avait encore à Paris ne lui suffisant pas pour vivre, il s'était remis au travail et avait acheté, sous le nom de sa mère, cette blanchisserie de Saint-Lawrence, qui est aujourd'hui à peu près la seule ressource de la pauvre femme restée veuve avec cinq enfants.
Régnier était d'une bonne famille bourgeoise et très honorablement apparenté. Il s'était fait remarquer pendant une épidémie cholérique, et une médaille lui avait été décernée pour son dévoue- ment dans cette périlleuse circonstance. Son grand-père - avait inventé le dynamomètre-compteur, et, par décret de la Convention nationale, fut désigné pour rechercher sur le territoire français toutes les armes anciennes et les documents écrits qui ont servi à la fondation du musée d'artillerie de Saint-Thomas-d ‘Aquin.
A l'époque des, graves événements que nous venons de rappeler, il était propriétaire, depuis 1860, d'une belle propriété, appelée Beaulieu, à quelques kilomètres de Melun, près de Seine-Port, qu'il avait achetée à M. Panckouke, l'éditeur.
Depuis, la propriété a été vendue ; elle est aujourd'hui complètement abandonnée ; les herbes, les broussailles ont envahi les chemins, les allées ; elle n'est plus habitée que par des serpents.
- C'est un nid à vipères ! nous disait le jardinier, payé pour le savoir, son enfant, qui s'y était imprudemment aventuré, y ayant été mordu et ayant failli en mourir.
En 1880, au mois de juillet, Régnier se rendit à l'ambassade de France à Londres, pour demander à bénéficier de l'amnistie.
Il lui fut répondu par un refus formel de le considérer comme un condamné politique.
- Il y a deux hommes, lui dit-on alors, qui ne pourront jamais profiter d'aucune amnistie : Bazaine et vous.
Il éprouva un grand chagrin de ce refus.
- Je paie la capitulation de Metz ! Gémissait-il ; et pourtant Dieu sait si je suis un malhonnête homme !
En entrant dans le salon, la première chose qui frappe mes regards est un portrait du maréchal de Mac-Mahon. Puis, sur toutes les tables, ici et là, des portraits-cartes dans leurs cadres ; le duc d'Aumale, le général Martineau-Deschenez, la plupart des membres du conseil de guerre. Sur un petit guéridon, le général Pourcet.
- Mon ennemi, disait Régnier en le montrant.
Comme je demandais à Mme Régnier si son mari laissait des mémoires, elle me répondit :
- Depuis la publication de sa brochure et les lettres adressées au duc d'Aumale et au général Pourcet, il n'a rien fait paraître.
- J'ai trop écrit, disait-il ; on a assez parlé de moi comme ça.
Il semblait vouloir ne plus se souvenir du passé et l'effacer de la mémoire de tous.
Où était le temps où il se vantait de l'hospitalité du comte de Hatzfeld, secrétaire de M. de Bismarck, dont il avait pris le fauteuil pour s'y reposer une demi-heure et qui lui faisait servir un dîner succulent, au Moët frappé et au Château-Laroche, dîner auquel, d'ailleurs, il ne toucha pas. Il était redevenu le bon bourgeois qu'il aurait mieux fait de rester toujours, le brave homme uniquement soucieux d'assurer la vie heureuse à sa famille.
A Ramsgate, on ne le connaissait que sous le nom « du Blanchisseur ».
Encore une fois, que fut-il ? quel intérêt poursuivit-il ?
Nul ne le sait, nul ne le saura, car la tombe ne dit pas ses secrets.
1- Le Figaro du 23 aout 1903
2- Le figaro du 8 novembre 1886