1 - Les peintres victimes de leur art
Potter Verestchaguine Segantini
Se dévouer à son œuvre au point de lui faire le sacrifice de sa vie, aimer jusqu’à la mort le vrai, le beau et le bien, voilà sans doute le plus bel effort ou puisse s’élever la nature humaine, Aussi bien que la science, l'art a ses héros et ses martyrs, qui ont payé de leurs jours l'âpre désir de laisser une œuvre impérissable, Drames du champ de bataille ,la tempête, chaleurs torrides du désert, froid mortel des glaciers, voilà ce qu'ont osé affronter d'intrépides artistes, Ceux dont nous contons ici la destinée, pour la plupart tragique, sont nos contemporains. Leur exemple prouve avec éclat que notre époque a conservé la tradition du dévouement. A un magnifique idéal.
Le 13 avril 1904, un des-plus-beaux cuirassés de la flotte russe, le vaisseau-amiral le Pétropawlosk, portant des centaines d'hommes et de machines, des masses de vivres et d'ou-tils, des ingénieurs, des savants, -, toute une société humaine en raccourci, résumant toutes .les forces de la civilisation contemporaine, de quoi créer un nouveau monde ; s'il en était besoin, dans une île' déserte, - naviguait avec confiance clans les eaux de Port- Arthur. "
Une petite torpille dormait dans des profondeurs calmes du golfe. La coque du Pétropawlosk la toucha, En un instant, l'im¬mense, ruche de fer, "- avec ses canons, ses chambres, ses machines, ses provisions, ses tourelles, sa population jeune et active, pleine d'espoirs et de rêves - blessée à mort par l'engin destructeur, - coula et disparut à Jamais sous les flots. Le désastre fut complet : c'est à peine si quelques matelots purent s'échapper.
Ils racontèrent qu'au dernier moment on avait vu l'amiral Makharoff debout sur la passerelle et, auprès de lui un grand mon¬sieur âgé, avec une longue barbe, qui ne portait pas l'uniforme et n'était pas un marin. « Il passait son temps a écrire sur des mor¬ceaux de papier, ajouta le matelot, et il avait l'air très bon ... » Il ne sut pas, dans sa naïve ignorance, le désigner plus clairement, mais toute l'Europe, a ce signalement com¬prit quel était le mystérieux compagnon de l'amiral et qu'elle venait de perdre en lui un des plus extraordinaires artistes de notre temps, - aussi bien parisien que russe, car il avait un atelier près de Paris, à Maisons Lafitte, le peintre Vassili Vassiliévitch Verestchaguine ....
APRÈS LA BATAILLE. - TABLEAU DE VERESTCHAGUINE.
Jamais plus épouvantable vision a-t-elle été donnée des malheurs de la guerre ? Par une contradiction bien humaine. Verestchaguine ne se sentait tout à fait heureux que sur le champ de bataille.
DANS LE MUGISSEMENT DE LA TEMPÈTE ET LE SIFFLEMENT DES BALLES.
Mais ce qu'on comprit moins, c'est pourquoi il était là, et ce qu'il était allé faire dans cette « galère» tragique. Pour la foule, un peintre est un sédentaire, qui travaille tranquillement, dans une pièce bien close, chaude l'hiver, fraîche l'été, avec une grande baie vitrée et toute sorte de beaux tapis, de peaux de bêtes et de bonbonnes de cuivre autour de lui .... Et, en effet, c'est bien là le décor habituel de beaucoup d'ateliers et la vie de bien des artistes.
Mais, de tout, temps, il s'est trouvé des esprits fougueux, curieux d'impressions nou¬velles, qui ont voulu retracer, sur la toile ou clans le .marbre, certains spectacles qu'on ne voit qu'au loin et au prix des plus grands dangers. Paysages de la banquise ou, au contraire, des tropiques ; vues du désert, des plaines de sable où sévit le simoun, et des rochers où habitent les fauves ; scènes de tempête ou de sauvetage ; tableaux de batailles, surtout, de massacres et d’incendie : autant d’impressions qui peuvent avoir leur tragique beauté et qu'un artiste ne peut recueillir, sur le vif, qu'en s'exposant lui-même aux pires aventures.
Ainsi Joseph Vernet, le peintre de « marines », se faisait attacher au grand mât d'un navire, pendant la tempête, pour observer et noter, minute par minute, toutes les formes et les couleurs des vagues soulevées. Turner n’hésitait jamais à s'embarquer dans une «coquille de noix » pour aller voir, de plus près, un sinistre en mer.
Le baron Denon, sous Bonaparte, durant l'expédition d'Égypte, galopait toujours en avant des colonnes, pour avoir le temps de dessiner avant d’être rejoint par la troupe. Un jour, il dessinait des ruines près du Nil lors qu'une balle siffle sur son papier : c'était un Arabe qui venait de le manquer et qui rechargeait son arme. Le peintre riposte, tue l’Arabe ; et comme plus tard, on lui fait remarquer que sa ligne d'horizon, tracée sur son dessin, n'était pas tout à fait droite : « Ah ! réplique-t-il, c'est la faute de cet Arabe. Il a tiré trop tôt ! »
Nombreux sont les artistes qui ont fait la guerre comme Denon, Mais la plupart n'ont jamais eu d'autre cuirasse que leur portefeuille ni d'autres armes que leurs crayons. C'est William Simpson, voulant voir de près la guerre de Crimée, et dessinant les batte¬ries anglaises, servies par des marins, sous le feu des Russes, lorsqu'une bombe, venue de Sébastopol, éclata près du bastion et saupou¬dra de terre son lavis, un peu avant qu’il fût complètement achevé. C'est Melton Prior, suivant le généralWolseley durant l'expédition du Nil et «Croquant) la bataille d’El- Teh, au premier rang des 65e et 75e régiments anglais.
De tels passionnés d'art perdent toute prudence. Pendant la guerre turco-serbe de 1876, le gé-néral russe Dochtouroff, voyant un monsieur qui s'était mis au plus haut sommet d'un tertre visé par les obus turcs, demanda qui était ce fou, et on lui dit que c'était Frédéric Villiers, le peintre correspondant du Graphic, qui avait aussi t'étrange habitude de dormir sans ôter ses éperons. A la campagne du Nil, en 1884, ce Villiers dessinait un monceau de cadavres arabes lorsque, tout à coup, un de ces soi-disant « morts » sortit, tout en rampant, de la masse, se dressa sur ses pieds et se jeta, le sabre haut, sur l'artiste.
En 1870, les avant-postes prussiens virent souvent se glisser entre eux un homme singulier, un civil, qui affrontait toutes les fatigues et les périls des soldats pour dessiner une ambulance à Beaugeney, ou un tas de morts sur une colline entre Champigny et Villiers : c'était Sydney Hall, un autre artiste anglais ; ou bien encore c'était le professeur Bleibtreu, ou le comte Harrach, les deux peintres témoins de la guerre franco- allemande .
Il était né en 1842 ; mais, très robuste, plein de vie et de santé, Il pouvait fournir encore une longue carrière. Il avait le front haut, découvert, les yeux pensifs, le regard profond, quelque chose d'infiniment triste et de bienveillant, une voix grave et, en tout, l'aspect d'un apôtre de la paix et de l'humanité. Mais il n'était heureux qu'à la guerre. Il ne respirait à son aise qu'au galop d'un bon cheval, sous le sifflement des balles, ou bien sur le pont d'un bateau prêt à lancer une torpille, parmi les clapotements des obus dans l'eau.
Il semblait un patriarche fait pour goûter la vie des champs, assis à son foyer, parmi ses enfants et ses petits-enfants. Mai, il ne pouvait demeurer un mois à la même place.
AU PAYS DE LA FIÈVRE ET DE LA SOIF.
MAURICE POTTER DESSINANT, AU SEUIL DE SA PAILLOTE.
S'aventurer dans l’inconnu des déserts les plus meurtriers par curiosité artistique et souci de la vérité, n'est-ce pas un admirable exemple de conscience professionnelle ? On voit ici Maurice Potter qui 'se joignit, en .1898, à 1a mission de Bonchamps avec laquelle. il explora. L’Ethiopie et l'Abyssinie, C'est là qu'il fut traitreusement assassiné par un indigène.
Telle fut l'épouvante produite par ces tableaux qu'un critique anglais disait : «Un seul d'entre eux annulerait l'éloquence du plus persuasif des sergents recruteurs qui se tien¬nent à Londres, au coin deParliament street. Jamais, en effet, plaidoyer plus ardent ne fut, prononcé en faveur de la paix universelle et du désarmement.
Mais comme l'homme est plein de con¬tradictions, Verestchaguine ne se bornait pas à déplorer que les autres se battent, il se battait aussi et, durant la guerre : russo-¬turque, en 1877, dans cette campagne hasardeuse qui aboutit au triomphe des armes russes et à la prise de Plewna, il accompa¬gne non pas seulement comme peintre, mais souvent comme auxiliaire, ses amis Skobeleff, Kouropatkine, Sakaroff, Skrydloff, tous jeunes alors et pleins d'ardeur. Sur le Danube, il n'eut de cesse qu'il se fût embarque avec Skrydloff sur un torpilleur, pour aller attaquer un vapeur et un cuirassé turcs. Il faillit couler et fut blessé à la jambe par la fusillade ennemie.
UN CHEF-D’ŒUVRE QUI COÛTE
LA VIE A SON AUTEUR .
STATUE DU CONDOTTIERE
BARTOLOMEO COLLEONE, À VENISE
Par les procédés usités au XVe siècle, la fonte d'une statue était un labeur surhumain, Déjà épuisé par le travail et les épreuves, le sculpteur Verrocchio ne put résister aux efforts qu'il s'imposa pour couler en bronze son Colleone.
Un jour, par exemple, que les Turcs bombardaient la ville de Giurgevo, il se jeta dans un des vaisseaux les plus exposés et que tout le monde avait a b a n d o n nés, sauf deux petits, chiens qui jouaient sur le pont. Il nota ses impressions ainsi : « Il était très intéres¬sant ! De voir, quand les bombes tombaient dans l'eau, un jet s'élever à une grande hau¬teur. Lorsque je vis la première passée. J’éprouvai une sensation assez étrange et pensai : Maintenant, l'endroit où je suis debout va être frappé, je serai jeté à bas et précipité dans l'eau et personne ne saura ce que je suis devenu .... ».
Hélas! Cet étrange pressentiment devait malheureusement se réaliser, vingt sept ans plus tard, mot pour mot, et Verestchaguine devait périr, non pas victime d’un devoir patriotique, non pas victime de l'ambition, encore moins victime de quelque désir de fortune, mais victime de son Art.