2- Les Peintres victimes de leur art
DEUX DESSINATEURS FRAPPES A LEUR POSTE
Victimes de leur art, aussi, furent, dans ces dernières années, les peintres français Maurice. Potter et Paul Merwart, l'un tué, en 1898, d'un coup de lance sur les confins de l’Ethiopie, l’autre enseveli dans la catastrophe de la Martinique, le 8 mai 1902, tous deux à leur poste de dessinateur, curieux des pays inexplorés ou des spectacles rares.
Bien d’autres avant eux, avaient affronté les surprises du désert. en 1854, Holman Hunt, le peintre préraphaélite anglais, faisait son tableau du Bouc émissaire au bord de la mer Morte, le pinceau dans une main et une bonne carabine dans l’autre, pour se défendre des pillards arabes qui rôdaient sans cesse autour de lui. Plus tard, Fromentin n'avait pas craint de s'avancer dans les sables autant qu'il le fallait pour découvrir les secrets pittoresques du Sahara.
Tous deux étaient revenus sains et saufs. Maurice Potter, lui, se joignit à une mission d'exploration en Ethiopie et en Haute-Egypte, la mission de Bonchamps, formée de quelques Français, de quelques Russes et de soldats de Ménélik. Malgré toutes-les tribulations de cette marche à travers les montagnes et les marais du Haut-Nil, le peintre Potter, épuisé par la fièvre, ne voulut jamais retourner en arrière. Il fut même obligé par les circonstances de prendre une espèce de commandement et, le 22 juin 1898, il atteignait le but du voyage : le Nil, avant que le colonel Marchand qu’on y attendait, eût fait son apparition. C'est durant la retraite en Abyssinie qu'il fut assassiné traitreusement par un indigène nommé Gumira.
Paul Merwart ne périt pas d’une façon moins tragique. Peintre du ministère des Colonies, en mission aux Antilles il était à Saint-Pierre le jour de l’éruption du mont Pelé. On se souvient que, depuis plusieurs jours, les habitants avaient le pressentiment de la catastrophe qui allait fondre sur eux. Beaucoup de leurs lettres en témoignent. Mais il semble que pour Paul Merwart ce pressentiment datât de plus loin, de toujours. Son principal tableau, exposé au Salon de 1881, représentait une scène du Déluge et, sous ce tableau prophétique, étaient écrits ces vers d'Alfred de Vigny :
Ce fut le dernier cri du dernier des humains,
Longtemps sur l'eau croissante élevant ses deux
Il soutenait Sarah par les flots poursuivie, [mains,
Mais, quand il eut perdu sa force avec la vie,
Par le ciel et la mer le monde fut rempli,
Et l’arc-en-ciel brilla, tout étant accompli…
Peut-être, à la dernière heure de son existence, le peintre voit-il se réaliser ce qu'il avait rêvé et peint dans une heure de terrible vision, vingt-deux ans auparavant. ..
BRISÉS DE FATIGUE, MINÉS PAR LA FIEVRE.
A côté de ceux qui sont tombés, frappés subitement par le feu ou le fer, il faut se rappeler les artistes épuisés par les veilles, les fatigues physiques, la lutte quotidienne contre une matière rebelle, comme le bronze ou le marbre, et qui ont préféré mourir plutôt que d’abandonner leur œuvre.
Se figure-t-on ce qu'étaient, dans ces temps lointains, le labeur et les dangers d'un sculpteur, exécutant lui-même, avec quelques serviteurs, la fonte d'une statue ? Ecoutons plutôt Benvenuto Cellini racontant la fonte de son Persée : « Le feu fonctionnait si vigoureusement que je fus forcé de porter, secours, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, ce qui me fatiguait à un point intolérable. Pour combler la mesure, le feu prit à l'atelier et nous donna lieu de craindre que le toit ne s’abimât sur nous. En outre, il me venait du côté du jardin un si grand vent et une pluie si furieuse, que mon fourneau se refroidissait. Après avoir lutté pendant quelques heures contre ces déplorables accidents, je me harassai tellement que, malgré la vigueur de ma constitution, je ne pus y résister". Une fièvre éphémère, la plus violente que j'aie jamais ressentie, s'empara de moi. Je fus donc forcé d'aller me jeter sur mon lit. ... La fièvre alla toujours en augmentant de violence durant deux heures consécutives, pendant lesquelles je ne cessais de répéter que je me sentais mourir....
«'Tandis que j'étais en proie à ces affreuses tribulations, je vis entrer dans ma chambre un homme tordu comme un S majuscule, qui se mit à me dire d'une voix aussi piteuse et aussi lamentable que celle des gens qui annoncent aux condamnés leur dernière heure : « Hélas! Benvenuto, votre travail est perdu et il n'y a plus de remède au monde ! » Aux paroles de ce malheureux, je poussai un si terrible cri qu'on l'aurait entendu du septième ciel. Je me jetai à bas du lit, je pris mes habits et commençai à me vêtir en distribuant une grêle de coups de poing, à mes servantes, à mes garçons, et à tous ceux qui venaient pour m'aider. « Ah ! Traîtres ! Ah ! Envieux ! Leur criai-je en me lamentant ; c'est une trahison préméditée, mais je jure Dieu que je saurai à quoi m'en tenir et qu'avant de mourir je prouverai qui je suis et de telle façon que plus d'un en sera épouvanté, »
Telles étaient les épreuves qui, encore au XVIe siècle, attendaient l'artiste assez osé pour vouloir transformer en bronze la figure de cire ou d'argile qu'il avait imaginée. On peut juger par-là de ce qu'elles étaient, cinquante ans auparavant, lorsque Verrocchio tentait de dresser sur une place de Venise la figure colossale et terrible du condottiere Bartolomeo Colleone, à cheval. Comme il avait déjà achevé le modèle du cheval et s'apprêtait à le couler, un certain Vellano de Padoue obtint, grâce à ses intrigues, de faire la figure du cavalier.
A cette nouvelle, Verrocchio, furieux, brise la tête de son modèle, de façon qu'on ne pût plus se servir de son travail précédent, et s'enfuit à Florence. Là-dessus, la Seigneurie lui ayant défendu de jamais oser se représenter à Venise, sous peine d'avoir la tête tranchée, Verrocchio répond qu’il s’en gardera bien, car les sénateurs de Venise, si puissants qu'ils fussent, étaient bien incapables de rattacher sur les épaules d’un homme la tête qu'ils en auraient une fois détachée, ni d'en faire une semblable à la sienne, tandis, ajouta-t-il, qu'il lui était facile d'en rendre une à son cheval et beau coup plus belle encore que celle qu'il avait brisée. Cette plaisanterie, tout à fait dans le goût de l'époque, fit rire les sénateurs de Venise, qui ne riaient pas souvent, et Verrocchio fut prié de recommencer son travail.
Mais son tempérament, miné par tant d'épreuves, ne pouvait plus résister à l'effort physique nécessité par la fonte du chef d'œuvre. En y travaillant, comme nous avons vu Benvenuto Cellini le faire, il s'échauffa et se refroidit ensuite, fut pris par la fièvre, s'obstina dans cette lutte suprême, voyant déjà, en rêve, la saisissante figure que nous voyons sur la place San-Zanipolo aujourd’hui et que toutes les générations, depuis lui, ont admirée, - et dans cette lutte héroïque, vaincu, il fut emporté au bout de quelques jours. Son disciple favori, Lorenzo di Crecli, ramena de Venise à Florence et déposa à Saint- Ambroise les restes du maître Andrea Verrocchio, victime de son art.
Deux autres sculpteurs qui vivaient à la même époque, Mino da Fiesole, mort en 1486" et Domenico Beccafumi, mort en 1549, succombèrent à de semblables fatigues, « Domenico hâta la fin de sa vie, dit Vasari, en travaillant nuit et jour à fondre ses statues et à les réparer, sans l’aide de personne »; et du sculpteur de Fiesole, le même historien raconte que « Mino ayant voulu, un jour, remuer, sans aucun aide, certaines pierres fort pesantes, se fatigua de telle sorte qu'il gagna une pleurésie, dont il mourut ».
DANS LES GLACIERS DES ALPES.
Mais le plus complet exemple d'artiste dévoué à son art jusqu'à La mort, et emporté à la fleur de l'âge par sa passion, appartient à notre époque. C'est celui de Giovanni Segantini ; le peintre de ; l'Engadine, frappé par la mort en pleine santé, à quarante et un ans, dans une misérable hutte, au milieu des neiges, sur le sommet du Schafberg 1 à 3000 mètres d'altitude, le 28 septembre 1899. .
Ce Segantini semblait prédestiné, par toute son hérédité, à un sort tragique. Sa naissance avait coûté à sa mère la santé ct, cinq ans plus tard, la vie. Elle était morte toute jeune, à vingt-neuf ans. Son frère était mort brûlé. Son père, qui s'était marié trois fois, ne se souciait guère du petit orphelin. Il partit un jour, disant qu'il allait chercher quelque chose à Milan, et ne revint jamais. Resté seul avec une sœur, le petit Giovanni passait son temps, à la fenêtre duue mansarde, à regarder les toits et -. à écouter les cloches. Sa sœur, occupée à travailler à l'usine pour gagner sa vie, le laissait seul. Il s'enfuit dans 1 a campagne milanaise, voulant aller en France, qui lui paraissait le pays du paradis, le pays où l'on fait fortune. Recueilli par des paysans, il devint berger, comme le premier peintre de l'école italienne, Giotto, et c'est, en gardant ses bêtes, que lui vint cette passion de l'Art et de la Nature qui devait faire de lui un des plus grands peintres de notre temps.
Trente ans plus tard, le petit orphelin, qui n'avait jamais quitté sa montagne, était devenu célèbre. Ses tableaux représentant des scènes de la Haute Engadine, des drames de la vie alpestre, étaient admirés dans les Expositions à Vienne, à Londres, à Berlin, à Paris. Il avait fondé une famille, et habitait toute l'année dans ce pays glacé, - la plus haute vallée habitée de l'Europe, -un pittoresque chalet, à la Maloja de nombreux étrangers venaient visiter ce singulier artiste, homme superbe, dans tout l'éclat de la jeunesse, robuste et doux, aux cheveux épais et noirs, aux yeux luisants d’un noir profond, avec une barbe de roi sarrasin et un regard de mage. On savait que son enfance avait été tragique. Mais ce qu'on ne savait pas, c'est qu'à chaque nouveau tableau qu'il peignait, il risquait sa vie. - Telle était, en effet, la conscience de ce passionné des Alpes qu'il ne voulait pas, comme beaucoup de ses confrères, peindre ses tableaux d’après ses souvenirs ou sa fantaisie, à l'abri dans son atelier. Il s'interdisait de mettre une seule touche de couleur sur sa toile ou son panneau sans, être en face du modèle lui-même : la Nature.
Et comme ses tableaux étaient de très grandes dimensions, il lui fallait demeurer des mois entiers, en, plein air, en pleine neige, sous les rafales, pour parfaire son œuvre. Tous les jours, même au cœur de l'hiver, par des froids de - 20 degrés, il quittait son chalet et, vêtu comme un explorateur polaire, la poitrine cuirassée de boîtes en fer-blanc garnies de « charbons japonais », il .s'en allait, dans les solitudes glacées, retrouver son tableau commencé. Les couleurs gelaient sur sa palette. Les gros .chiens, dits de Saint Bernard, eux-mêmes ; abandonnaient la place. Segantini restait, des heures entières, peignant avec acharnement. , Ainsi furent exécutées ses principales toiles : la Douleur réconfortée par les souvenirs, les mères dénaturées, la Mort .... Toutes ces scènes sont tragiques, toutes évoquent la pensée de la fin et de la séparation suprême, comme si un sombre pressentiment les avait toutes dictées.
Un peintre qui travaille dans un désert de glace.
1 ° - L’Artiste en famille
2 ° - La chambre ou Segantini fut transporté mortellement atteint par le froid (1899).
3 ° - Le chalet de Segantini à la Maloja (Haute Engadine).
FIN TRAGIQUE. - COÏNCIDENCE OU PRESSENTIMENT
Un soir de septembre, Segantini était à peindre sur le sommet du.Shafberg, au-dessus de Pontresina, un grand tableau qu'il voulait envoyer à l'Exposition universelle de Paris en 1900. C'était la troisième partie d'une trilogie qu'il avait intitulé la Vie, la Nature, la Mort, Sur ce sommet désert, il n'avait pas d'eau à boire : il but de la neige fondue. Un mal inconnu le saisit. Le petit pâtre qui raccompagnait descendit vers la vallée pour demander du secours, Mais quand les médecins arrivèrent, à travers la neige et les rochers, après une ascension périlleuse, les mains en sang, il était trop tard, Une typhlite aiguë tuait le grand artiste ; une opération tentée à cette heure suprême ne put le sauver.
Après une magnifique soirée, où le pauvre peintre s'était traîné jusqu'à la fenêtre de sa hutte et avait joui de l'incomparable spectacle du coucher de soleil sur les montagnes de l'Engadine, la nuit éternelle était venue. Et le, cortège funèbre qui descendit, parmi les glaciers, le corps de Segantini, reproduisit presque, trait pour trait, couleur pour couleur, le dernier tableau qu'il avait achevé et qu'il avait intitulé, tantôt « Tristezza, » tantôt « la Mort ».
Car c'est un trait commun à plusieurs de ces victimes de leur art, que leur œuvre tout entier porte, par avance, comme un reflet de leur destinée. Verestchaguine passe sa vie à peindre la mort sur le champ de bataille et il meurt, en pleine action militaire, aux côtés d'un amiral. Paul Merwart peint un cataclysme, - le déluge, - et il meurt victime du plus grand des cataclysmes modernes. Segantini se consacre entièrement à la représentation de scènes funèbres dans les neiges des Alpes et il succombe glacé par ces neiges.
Un proverbe anglais dit que « les événements qui s'approchent projettent leur ombre loin devant eux », Rien de plus vrai, à considérer les œuvres des artistes que nous venons de citer.
Mais là n'est point le seul enseignement qu'ils nous donnent. Leur vie est aussi l’exemple de force morale et d'énergie physique, dont nous devons tous profiter. Elle prouve que les passions nobles et les jouissances désintéressées peuvent être assez fortes sur les hommes de notre temps pour qu'ils y sacrifient joyeusement leur repos et leur vie. L'Art est une de ces passions très nobles, et ses victimes sont des témoins qu'à notre époque, qu'on dit sceptique et indifférente, l’humanité n'a pas dégénéré.
« Tritezza » le dernier tableau qu’ait achevé Segantini.
Bravant les rafales de neige, affrontant des froids de -20 degrés qui faisaient geler les couleurs sur sa palette, le courageux artiste osa, le premier, peindre au milieu des solitudes glacées, Il risquait sa vie a chaque tableau ; celui-ci fait partie d’un trilogie a laquelle il travaillait lorsque il fut saisi du mal qui l'emporta en quelques heures.